1      L’instrumentalisation de la langue russe, principal obstacle à la « russophonie »?

Pourtant, la langue russe reste souvent vue comme le vecteur de l’influence de la Russie sur son « étranger proche »[1]. Comme le précise Thomas Gomart : « Au cours des dernières années, les autorités russes ont pris conscience de l’importance de leur langue comme vecteur d’influence. » [2]. Dans la loi du 1er juin 2005 sur la langue d’État de la Fédération de Russie, les autorités russes semblent se présenter comme le défenseur de la langue russe et comme son seul propriétaire[3]. Dans l’article 4, elles s’engagent à défendre et à soutenir la langue russe, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Fédération de Russie. Malgré le précédent de la guerre en Ossétie du Sud, la Russie est consciente de ne plus pouvoir utiliser aussi ouvertement les moyens coercitifs habituels, militaires ou économiques, et elle a donc, de plus en plus, recours au « soft power » dont la langue est le fer de lance[4]. La Russie voit dans la défense des minorités russes et du statut de la langue russe dans son « étranger proche » une nouvelle manière d’influencer et de peser sur l’espace post-soviétique. Et c’est là sans conteste la principale pierre d’achoppement du projet de russophonie. Tant que la langue russe sera utilisée comme un outil pour la défense des seuls intérêts russes, et définie comme la propriété exclusive des Russes, l’avenir du projet sera compromis.

Une plus grande diffusion de la langue russe constitue indéniablement un avantage pour la Russie. Mais si la langue russe peut parfois être imposée dans les échanges du fait des rapports de force, elle peut également résulter d’un choix et se révéler un atout pour les russophones eux-mêmes, quelle que soit leur origine.

2      Les atouts de la « russophonie ».

2.1   Le russe comme langue supranationale, une solution pour réduire les tensions interethniques ?

 

En plus du statut de langue véhiculaire à l’intérieur de l’espace post-soviétique, entre les populations des différents États, le russe pourrait également servir de langue de communication interethnique à l’intérieur même des frontières de ces États.

Ces pays, dont les frontières ont souvent été établies de manière arbitraire, sont rarement homogènes d’un point de vue ethnique. Les minorités ethniques y sont nombreuses, tout comme les langues qu’elles utilisent. Ce constat est particulièrement vrai dans le Caucase, « la montagne des langues », et en Asie centrale. En Géorgie par exemple, la langue éponyme est loin d’être la langue maternelle de tous les Géorgiens. Les Arméniens de Djavakhétie au sud du pays, les Ossètes, les Abkhaze ou encore la minorité azéri ne maîtrisent pas tous le géorgien et ne comprennent pas toujours l’intérêt d’apprendre une langue dont ils n’auraient que rarement l’utilité[5]. En revanche, ces populations maîtrisent toutes assez bien le russe. La situation est identique au Kazakhstan où les minorités non-russes (principalement les Allemands et les Coréens) sont traditionnellement russophones[6].

Les autorités des différents pays concernés ont souvent fait le choix d’imposer comme seule langue officielle celle de la nation tutélaire. Cette préférence linguistique affichée peut s’avérer une source de tensions interethniques. Une solution pour désamorcer ces tensions pourrait résider dans le choix du russe comme langue de communication interethnique. Ce choix a déjà été fait au Tadjikistan ou en Moldavie par exemple. C’est un rôle qu’a pu par exemple endosser le français dans certains pays d’Afrique dont les frontières ont souvent été établies de manière arbitraire, sans tenir compte de la répartition ethnique. Ces pays  regroupent donc en leur sein de nombreux groupes ethniques différents. Pour ne pas en mettre en avant et en favoriser un en particulier, le besoin d’une langue supranationale s’est fait ressentir et le français a parfois pu apporter une solution pratique.

Dans les pays qui nous intéressent, le russe pourrait également tenir ce rôle, mais seulement à partir du moment où la langue russe sera dépouillée de ses sous-entendus politiques, ethniques et ne sera plus vue comme une arme où un outil de l’influence russe.

Débarrasser la langue de ces sous-entendus serait également profitable aux autorités des pays dont une partie de la population est russophone. Ces populations, du fait de leur langue sont souvent accusées de sympathie pour la Russie et suspectées d’appuyer les positions du Kremlin. Voir la langue russe comme ce qu’elle devrait être, une langue de communication partagée par des populations diverses, serait un moyen de réduire les tensions et d’intégrer ces minorités en en faisant des citoyens à part entière

2.2   Le russe comme langue passerelle, une chance pour les russophones

La langue russe, de par le nombre de ses locuteurs, a une audience importante. Il est vrai principalement sous l’impulsion de la Russie, les médias russophones (radio, télévision, journaux) sont nombreux et dynamiques. Pour les russophones non-russes, c’est un moyen de s’informer et d’ouvrir une fenêtre sur le monde, ce que ne leur permet pas toujours leur langue maternelle, dont le public et les moyens sont plus restreints. C’est donc via le russe que les populations de ces pays ont accès aux auteurs étrangers, souvent traduits en russe, à des articles scientifiques, ou même aux œuvres cinématographiques étrangères, doublées en russe. « Plus généralement, la Russie [en fait plutôt la langue russe] sert d’interface entre la culture occidentale et les populations de la CEI. Par conséquent, l’influence russe au sein de l’espace post-soviétique ne s’exerce pas à sens unique, mais relie différents sous-ensembles régionaux et le système monde. [7]» commente très justement Thomas Gomart. La langue russe permet à certains peuples une plus grande visibilité sur le monde mais aussi une plus grande visibilité de leur propre culture. Le russe est également un moyen pour les différentes cultures de l’espace post-soviétique de toucher le reste du monde. Soutenant cette idée, Dimitri de Kochko parle de langue passerelle[8] et donne l’exemple de l’écrivain kirghiz Tchinguiz Aïtmatov. Celui-ci a écrit ses premiers romans en kirghiz, avant d’adopter le russe comme langue d’écriture. L’utilisation du russe lui a permis d’accéder à une visibilité beaucoup plus importante sur la scène littéraire européenne et internationale. C’est à partir de la version russe que Louis Aragon a traduit en français « Djamilia », un des premiers romans de l’écrivain Kirghiz. Aïtmatov présente ainsi son rapport à la langue russe : « La vie a voulu que mon fonds culturel se soit structuré dans les deux langues. C’est grâce au russe que j’ai pu découvrir la culture mondiale, car tous les grands livres des classiques mondiaux sont traduits dans cette langue, c’était là déjà une richesse toute prête dont j’ai pu profiter. [9]». Et d’ajouter : « C’est par le russe que nous nous sommes fait connaître et que nous continuerons à affirmer notre existence à l’Ouest comme à l’Est. Nous autres membres de la CEI, le rattachement au russe, nous permet d’accéder à des horizons infiniment plus vastes. [10]»

Le rapport de Tchinguiz Aïtmatov à la langue russe est apaisé. Il conçoit  cette langue comme un atout. Pour lui, écrire ou communiquer en russe n’est pas servir les desseins de la Russie ou d’un quelconque parti. Bien au contraire, cela lui permet de présenter à un public plus large son point de vue, ses histoires ainsi que sa culture kirghize.

Aïtmatov est loin d’être le seul écrivain non-russe à écrire en russe. On peut mentionner des auteurs plus contemporains comme Andreï Kourkov, écrivain ukrainien de langue russe, ou Elena Botchorichvili. D’origine géorgienne mais écrivant en russe, vivant au Québec et donc en contact quotidien avec la notion de francophonie, qui mieux que celle-ci peut comprendre les atouts de la russophonie ?

Mais cette prise de conscience n’est pas le fait des seuls écrivains. Je collabore régulièrement et de manière bénévole avec le Centre d’accueil des demandeurs d’asile des Hauts-de-Seine, en tant qu’interprète auprès de réfugiés tchétchènes. C’est ainsi que j’ai rencontré Magomed, arrivé en France avec sa famille il y a quelques mois de cela et en pleine démarche de demande d’asile. J’étais intrigué de savoir qu’elle pouvait être son rapport à la langue russe, lui qui avait été poussé à quitter son pays après les persécutions qu’il avait subies de la part du pouvoir russe. Magomed aurait eu toutes les raisons de détester une langue qu’il aurait pu assimiler à un pouvoir russe à l’origine de tous ses maux. Pourtant ce n’est pas le cas. A ma question il fit cette réponse : « J’en veux aux soldats, aux combattants, pas aux Russes dans leur ensemble, pas aux femmes ni aux enfants et encore moins à la langue. Celle-ci n’est pas coupable. J’ai étudié la langue russe à l’école. Sans elle, je ne pourrais pas vous parler maintenant, raconter ici mon histoire, je serais dans l’impossibilité de me faire comprendre. »[11]. Lui aussi dissocie langue et pouvoir et voit au contraire sa connaissan ce du russe comme un avantage qui l’aide ou qui a pu l’aider tout au long de son parcours.

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13 L’instrumentalisation de la langue russe, principal obstacle à la « russophonie »?

 

 

 

 

 

Pourtant, la langue russe reste souvent vue comme le vecteur de l’influence de la Russie sur son « étranger proche »[12]. Comme le précise Thomas Gomart : « Au cours des dernières années, les autorités russes ont pris conscience de l’importance de leur langue comme vecteur d’influence. » [13]. Dans la loi du 1er juin 2005 sur la langue d’État de la Fédération de Russie, les autorités russes semblent se présenter comme le défenseur de la langue russe et comme son seul propriétaire[14]. Dans l’article 4, elles s’engagent à défendre et à soutenir la langue russe, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Fédération de Russie. Malgré le précédent de la guerre en Ossétie du Sud, la Russie est consciente de ne plus pouvoir utiliser aussi ouvertement les moyens coercitifs habituels, militaires ou économiques, et elle a donc, de plus en plus, recours au « soft power » dont la langue est le fer de lance[15]. La Russie voit dans la défense des minorités russes et du statut de la langue russe dans son « étranger proche » une nouvelle manière d’influencer et de peser sur l’espace post-soviétique. Et c’est là sans conteste la principale pierre d’achoppement du projet de russophonie. Tant que la langue russe sera utilisée comme un outil pour la défense des seuls intérêts russes, et définie comme la propriété exclusive des Russes, l’avenir du projet sera compromis.

Une plus grande diffusion de la langue russe constitue indéniablement un avantage pour la Russie. Mais si la langue russe peut parfois être imposée dans les échanges du fait des rapports de force, elle peut également résulter d’un choix et se révéler un atout pour les russophones eux-mêmes, quelle que soit leur origine.

ce du russe comme un avantage qui l’aide ou qui a pu l’aider tout au long de son parcours.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Le terme d’ « étranger proche », par opposition à celui d’ « étranger lointain » désigne en général les pays issus de la dislocation de l’URSS, moins les Pays baltes.  Cet espace est considéré par Moscou comme sa sphère d’influence. Le terme d’ « étranger proche » renvoie donc au point de vue de la Russie. C’est pourquoi a été privilégié dans le présent travail le terme d’espace ou de pays post-soviétiques. Sur le concept d’ « étranger proche » : http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1134

[2] Gomart, 2006, p.9.

[3] http://www.rg.ru/2005/06/07/yazyk-dok.html

[4] Facon, 2010, p. 71.

[5] Serrano, 2008, p. 277.

[6] Laruelle, 2004, p. 120.

[7] Gomart, 2006, p. 9.

[8] Communication personnelle. Interview réalisée en juin 2012.

[9] Sokologorsky, 2009, p. 74.

[10] Sokologorsky, 2009, p. 76.

[11] Communication personnelle.

[12] Le terme d’ « étranger proche », par opposition à celui d’ « étranger lointain » désigne en général les pays issus de la dislocation de l’URSS, moins les Pays baltes.  Cet espace est considéré par Moscou comme sa sphère d’influence. Le terme d’ « étranger proche » renvoie donc au point de vue de la Russie. C’est pourquoi a été privilégié dans le présent travail le terme d’espace ou de pays post-soviétiques. Sur le concept d’ « étranger proche » : http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=1134

[13] Gomart, 2006, p.9.

[14] http://www.rg.ru/2005/06/07/yazyk-dok.html

[15] Facon, 2010, p. 71.