Un clip visible sur Youtube met en scène un chef d’entreprise russe que vient voir un directeur affolé : « notre partenaire letton de 30 ans nous écrit … en letton ! Que faire ? – pas d’inquiétude, répond le PDG. J’ai transféré la proposition à notre filiale au Kirghizstan. Ils leur répondent… en kirghize ». Les trois pays ont une langue en commun : le russe. Comme disent nos amis anglo-saxons, experts en la matière : « business is business ».

Et pourtant, pour cause de contraintes et préjugés qui confinent au fanatisme, à la xénophobie, à la  bêtise et malheureusement à la haine, on en arrive à se tirer une balle dans le pied. Car enfin, quoi de commun entre une langue qu’on a la chance de posséder, quel qu’en soit la raison, et l’opposition à la politique d’un État.

Une langue et la culture qu’elle véhicule ont une pérennité plus longue et une étendue autrement plus grande dans l’espace que la longévité du personnel politique qui ne plaît pas à un moment donné. La situation n’est pas seulement absurde. Elle devient aussi dangereuse. Par les atteintes aux libertés, les discriminations, l’intolérance et la haine qu’elle suscite autour du simple usage d’une langue – parfois langue maternelle –, dont on entend priver les locuteurs.

C’est le cas en Lettonie, où les écoles russes, enseignant pourtant les deux langues du pays réel, sont maintenant interdites. Il y a pourtant là une minorité de langue russe qui vit dans certaines régions du pays depuis des siècles. Et pas seulement depuis les 70 ans d’après guerre, comme on l’écrit souvent. Imagine-t-on l’interdiction d’écoles en français en Belgique par une majorité flamande ? L’Union européenne et le Conseil de l’Europe resteraient-ils aussi silencieux que face à la situation des russophones lettons (où, qui plus est, tous les Russes et Lettons de plus de 30 ans sont russophones) ? Et au Canada, le français interdit, cela donnerait quoi ? Et les mêmes admettraient-ils des déclarations publiques de responsables politiques appelant à «traiter à coups de chaussures» les gens parlant russe, comme le fait très médiatiquement l’ex-députée ukrainienne Irina Farion ? Pourtant, le pays est bilingue. La négation de cette réalité a mené à la guerre civile.

D’autres pays ont connu de telles tensions pour les mêmes raisons. De la discrimination par la langue, on glisse vers la discrimination tout court et finalement à des comportements russophobes, comparables au racisme. L’offensive anti-langue russe pour cause de crise géopolitique concerne aussi certains pays d’Asie centrale. Sous diverses pressions, des pays ont renoncé à l’alphabet cyrillique. Malgré le coût que cela représente et la coupure culturelle intergénérationnelle que cela provoque. Au Kirghizstan, une campagne est développée pour renoncer au statut officiel de la langue russe comme seconde langue. Le Tadjikistan est revenu à l’écriture persane. Pourtant Kirghizes et Tadjikes sont des centaines de milliers à travailler en Russie… leurs familles survivent grâce à leur connaissance du russe. Cette offensive anti-langue russe revêt maintenant un caractère plus menaçant pour l’Europe aussi depuis les changements en Afghanistan, où les différentes tendances islamistes et leur parrain pakistanais n’ont pas renoncé à leur ambition sur l’Asie centrale.

Rappelons-le, la russophonie, tout comme la francophonie, ne prétend guère à remplacer quelque langue vernaculaire que ce soit. Le russe comme le français sont des « langues ponts » qui s’ajoutent aux langues nationales. Leur vocation est plutôt conciliatrice et non conflictuelle et permet une communication interactive avec le reste du monde et d’autres espaces culturels et linguistiques. Elles le permettent en préservant mieux les particularités de ceux qui y recourent et préservent l’héritage humain de la standardisation et des raccourcis. Elles sont des espaces alternatifs au tout anglais des aéroports et de la « com ».

C’est peut-être précisément cette multi-polarité culturelle représentée par la russophonie et la francophonie qui gène ceux qui aspirent à un gouvernement mondial anglophone unique. En octobre 2018, année de la mort de Charles Aznavour, en un point de jonction symbolique entre russophonie et francophonie, à Erevan (Arménie), le sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), a choisi de placer à sa tête la Rwandaise Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères du Rwanda où l’anglais est devenu obligatoire dans les écoles dont le français a été chassé ! Oui, aujourd’hui, russophonie et francophonie ont partie liée !

Dimitri de KOCHKO