La russophonie est une réalité de terrain. Pas seulement une idée abstraite. C’est évidemment la langue majoritaire et commune en Fédération de Russie. Mais ce n’est pas qu’une langue vernaculaire, c’est aussi, tout comme le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais une « langue pont » entre diverses nationalités, pays et communautés dans le monde. Sont russophones non seulement des Russes, ou des gens se considérant comme russes, mais aussi d’autres nationalités et ethnies utilisant leur langue et le russe.
Sur le terrain, la russophonie c’est : un espace internet en ligne très important dans tous les continents, 378 … des échanges culturels, économiques et politiques entre intervenants de différents pays, des communautés russophones vivant et s’intégrant dans des pays d’accueil partout dans le monde depuis des siècles parfois ou des décennies, jouant de fait un rôle intégrateur entre pays dans des ensembles comme l’Union européenne, une langue mondiale reconnue dans les institutions internationales. À première vue, tout semble positif. Tout va dans le sens du dialogue des civilisations et du « vivre ensemble » ainsi que d’une conciliation face à des antagonismes locaux, grâce à l’usage d’un héritage linguistique et culturel commun, quel qu’en soient les raisons passées et les jugements qu’on peut porter aujourd’hui.
Et pourtant non : au lieu d’être perçu comme un capital et un instrument rentable, l’usage de la langue russe se retrouve :
- prétexte à discriminations, comme en Lettonie. Une grande partie de la population y est encore russophone et les Russes – installés pour certains depuis plus de trois siècles – représentent au moins 38 % de la population. Depuis 2019, les écoles en russe sont interdites au mépris de toutes les règles de l’Union européenne. Verrait-on des écoles françaises ou flamandes interdites en Belgique ?
- prétexte à des changements d’alphabet faisant disparaître la mémoire historique, comme au Kazakhstan.
- prétexte à être une des causes importantes de la guerre civile qui déchire l’Ukraine, où la quasi intégralité de la population est encore russophone mais où la langue russe a été renvoyée « aux cuisines », même si le président Zelinsky dérape souvent vers le russe ! La langue russe – qui comme toutes les langues a une longévité plus grande que les données politiques du moment – se retrouve donc prisonnière de la nouvelle guerre froide géopolitique que l’humanité subit.
Par son existence même et le rôle qu’elle peut jouer, notamment dans les pays de l’ex-URSS – mais pas seulement –, cette « langue-pont » est une manifestation concrète d’un monde multipolaire. C’est semble-t-il intolérable pour l’Empire, aujourd’hui concurrencé sur les plans économiques et politiques – mais pas encore linguistiques – et qui prétend toujours à l’hégémonie. Pas d’illusions : la francophonie se retrouve dans le même sac. Certains phénomènes en Afrique laissent prévoir de sérieux reculs. Même si pour le moment, les attaques ouvertes sont livrées essentiellement contre le russe, maillon considéré comme le plus faible et facilement assimilé à « l’ennemi ». Si la francophonie n’en prend pas conscience et que ses représentants continuent parfois à agir au profit d’un monopole de l’anglais, son tour viendra très vite. De ce point de vue, on ne peut que regretter que la prise de conscience en Russie sur le rôle de la russophonie soit à un degré proche de zéro. La notion admise de « monde russe » n’est qu’une partie de la russophonie. Illustration malheureuse de cette sous-estimation de la place symbolique de l’existence de langues mondiales alternatives, le sommet russo-africain de l’automne 2019, où tous les panneaux étaient rédigés en russe et… en anglais. Pas vraiment une bonne note pour les francophones africains et pour nous tous : russophones et francophones.
Dimitri de KOCHKO