Pour l’espace de culture que représente la russophonie, la traduction vers d’autres langues et en provenance d’autres langues est une nécessité plus encore que pour d’autres langues car le rôle de plate-forme, ou de hub si on veut être techno-branché, est une des fonctions du russe comme langue internationale.
C’est précisément un des aspects de la russophonie. L’ensemble de locuteurs pour qui le russe est soit la langue maternelle, soit une seconde langue, soit une langue étrangère en usent comme outil privilégié d’échanges et de découverte, non seulement de la culture russe, mais aussi d’autres cultures.
Ces locuteurs sont des millions de gens de centaines de nationalités, pratiquant des dizaines de langues différentes et diverses religions, avec des cultures et des convictions dont la diversité est déjà en soi une richesse de l’humanité. Malheureusement, souvent méconnue.
Le russe riche de la diversité de ses locuteurs
La diversité est souvent celle de peuples peu nombreux, pas forcément prospères, et parfois placés par la géographie loin des pôles de développement et par l’Histoire au sein d’un empire qui a parfois gommé leur identité vis-à-vis de l’extérieur. Paradoxalement, il leur a aussi garanti une existence à l’intérieur de l’empire car la nature même de ce dernier exige une diversité, au moins formelle, peu compréhensible pour des jacobins.
C’était une caractéristique de ces régimes depuis les empires romain ou perse, jusqu’aux Habsbourg et Romanoff, suivis des soviétiques. Dans l’empire russe et soviétique, la langue russe a été à la fois celle du régime et du totalitarisme et donc la condition sine qua non de la promotion sociale, mais en même temps celle de la diffusion des cultures nationales au sein de l’empire et au dehors. En tout cas bien au-delà de ce qu’aurait permis une langue vernaculaire.
C’est bien sûr le cas des littératures, comme le disait l’écrivain kirghize Tchenguiz Aitmatov, invité de la première édition du prix russophonie où il a dit l’importance du russe pour les peuples d’Asie centrale. Elle était « son espace », comme le rappelle Irène Sokologorsky. Comme elle a été « l’espace » des cinémas esthonien, géorgien ou kazakhe pour citer les plus brillants, qui ont été privés de public avec l’effondrement de l’empire. Comme elle est encore aujourd’hui une langue privilégiée d’échanges économiques pour les Moldaves, l’Asie centrale, les Baltes, voire les Tchèques ou même les Polonais, sans parler des industries du tourisme d’Egypte, de Turquie ou de la Cote d’Azur…
L’accès par la russe aux sciences du monde
A l’inverse, les nouveautés, les progrès et la culture du monde ont pu pénétrer parmi les peuples et les langues les plus variées par l’intermédiaire du russe. Revues scientifiques américaines ou romans latino-américains sont accessibles au Bouriate ou à l’Azéri le plus souvent grâce au russe.
C’est parfois un aspect oublié de la russophonie qu’on a tendance à limiter au rayonnement de la seule Russie. Oubli qui commence bien souvent par les Russes eux-mêmes. Pourtant, si tous ceux qui se servent et sont attachés au russe veulent que cette langue garde son statut, son importance et sa valeur mondiale, ils doivent faire vivre ce vecteur là de la langue. Celui de la diffusion au reste du monde des cultures et apports de peuples russophones non russes d’une part et d’autre part de l’accessibilité grâce au russe aux dernières nouveautés technologiques, scientifiques et intellectuelles du reste du monde pour les peuples russophones, aux langues moins répandues.
Ce rôle très actuel de la russophonie passe naturellement par la traduction.
Rares sont les francophones, par exemple, qui apprennent l’ouzbek et rares sont les Azéris qui savent le wolof ou le swahili pour se faire connaître en Afrique. Tout aussi demandée est la traduction en russe d’ouvrages théoriques ou scientifiques les plus contemporains, écrits en anglais ou en allemand, pour permettre non seulement aux Russes mais aussi aux autres russophones d’en avoir connaissance. Si le russe ne sert plus à cela aussi, les jeunes générations le délaisseront au profit du seul anglais ! Ce qui n’est pas indifférent pour la richesse et la diversité intellectuelle du monde tout entier.
Russophonie-francophonie : un échange très vivant
Il reste bien sûr la valeur traditionnelle de la traduction du russe en français. Celle de Melchior de Vogüe ou de Pierre Pascal. L’échange entre les espaces culturels et linguistiques russes et français, russophones et francophones est étonnamment vivant et visiblement nécessaire aujourd’hui. Malgré l’image désastreuse de la Russie, fausse à force de parti pris, véhiculée par la plupart des médias français, l’intérêt pour la littérature en russe ne faiblit pas dans le monde francophone. En témoignent les quelque 60 traductions éditées en un an et présentées dans ce catalogue. Une quarantaine sont en plus de nouvelles traductions et participent à ce titre au prix Russophonie.
La relation quasi affective entre les mentalités et les « âmes » gauloises et slaves ne se dément pas. Elle explique peut-être certains aspects excessifs de ces relations. Mais il en résulte un certain antidote aux ferments de haine distillés ça et là. Et de la découverte par la traduction peut naître bien souvent la volonté d’apprendre les langues pour mieux comprendre et ressentir par soi-même.
Aujourd’hui, avec la russophonie et la francophonie, cette fréquentation dépasse la seule Russie ou la seule France, pour devenir un échange entre deux espaces culturels multiethniques.
Le prix russophonie apporte sa part à l’édifice grâce à l’initiative de la Fondation Eltsine et à l’aide apportée par la Fondation Russki Mir.
Dimitri de Kochko,
Président de France-Oural